Les Ténèbres suprêmes
Pour Pierre de Bouchaud.
Sur quelles mers, sous quels caps de l’infini sombre,
La flotte des soleils, aux pavois bardés d’or,
Eteindra-t-elle enfin ses feux, sanglants encor
Des suprêmes combats livrés aux Dieux de l’ombre ?
Combien d’humanités, nombrant par millions
Leurs âmes, lasses et lourdes de combien d’âges,
Auront donc fourmillé sur les puissants bordages
Des planètes tanguant au creux de leurs sillons ?
Que de fois aurez-vous, ô vivaces fournaises !
À l’étrave de feu des mondes, arboré,
Comme une enseigne aux crins chevelus, la forêt
Renaissante toujours des mortelles genèses,
Avant que le froid noir de l’abîme glacé,
Sur vos mâtures de flamme, n’appesantisse
L’étreinte du linceul implacable, que tisse
Chaque heure descendue aux limbes du passé ?
Vous qui cinglez, parmi la gloire de vos voiles,
Savez-vous, ô vaisseaux qu’enveloppe l’éclair !
Si la houle sans fond de l’impalpable éther
N’est pas faite déjà de cadavres d’étoiles ?
Vous qu’emporte le vent de l’espace et qu’endort,
Comme un souffle nocturne un essaim d’éphémères,
Le retour mesuré des cycles et des ères,
Galères de la nuit, que n’attend aucun port,
Savez-vous si, là-bas, par delà la pensée,
Quelque obscur inconnu, dans ses gouffres en deuil,
Ne garde pas, aveugle et multiforme écueil,
La route sans retour à votre essor tracée,
Si de votre tombeau le ciel n’est pas le seuil ?
Alors, ô Terre ! quand tes peuples éperdus
Verront pâlir, par l’ombre éternelle étouffées,
Les constellations, ces antiques trophées
Aux arcs du firmament par leur rêve appendus,
Quand, pris dans les remous des ultimes désastres,
Ils ne pourront plus que deviner autour d’eux,
Eparse aux profondeurs du vide monstrueux,
La spectrale présence invisible des astres,
Alors, sous l’assaut lourd du funèbre océan,
Debout encor, prête à sombrer, sous la marée
Des ténèbres, la Vie entière, exaspérée,
Cloûra-t-elle, en défi formidable au néant,
Le pavillon de l’Homme à l'axe de tes pôles
Quand ils t’apparaîtront, fendant de leurs épaules
L’épaisseur du suaire écrasant des soleils,
Les farouches esprits du silence, pareils
Aux figures armant le soc dressé des môles ;
Quand la Nuit te dira : « Tu n’iras pas plus loin !
Vaisseau sacré, porteur de Dieux et porteur d’âmes ! »
Sur tes ponts envahis, où crouleront les lames,
Tes suprêmes combats seront-ils sans témoins ?
Et quand dérivera, sous les muettes ondes,
Sans doigt pour le compter et sans yeux pour le voir,
Noyé dans l’insensible éternité du soir,
Le débris du naufrage inaperçu des mondes,
Cette heure viendra-t-elle où le ciel sera noir ?
Ou bien, dans l’agonie énorme des systèmes,
O derniers combattants des nefs de flamme et d’or !
Verrez-vous s’abaisser et fuir sous votre essor
L’envergure d’airain des ténèbres suprêmes ?
Verrez-vous, ô vainqueurs de l’ombre aux larges lacs !
S’éployant parmi la déroute des rafales,
Vos voilures de pourpre aux hunes triomphales
Couronner d’étendards l’orgueil de vos tillacs ?
Dans l'air où vibreront vos armures tendues,
N'apercevrez-vous pas, sous les cieux entr’ouverts,
Le fraternel essaim des nouveaux univers
Appareillant au vent sacré des étendues ?
Alors, derrière vous ne pourrez vous laisser
Ce tourbillon lacté, qui fut notre patrie,
Et qui semble, avec les sables noirs qu’il charrie,
Au fond du crépuscule infini s’effacer,
Afin qu’abandonnant au vol de vos étraves,
Les mondes disparus dans l’abîme sombres,
Sous la stupeur des temps par le trépas murés,
De la vie éternelle inutiles épaves,
Dans votre vision vous regardiez grandir,
Vers l’inconnu futur élargissant ses ailes,
Hors de l’océan mort des étoiles mortelles,
Hors de votre zénith, hors de votre nadir,
L’être renouvelé des genèses nouvelles ?
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