CHAPITRE VII. DE LA MONARCHIE (suite).1. Après avoir exposé les conditions fondamentales du gouvernement monarchique, j’entreprends maintenant de les démontrer dans un ordre méthodique. Je commencerai par une observation importante, c’est qu’il n’y a aucune contradiction dans la pratique à ce que les lois soient constituées d’une manière si ferme que le Roi lui-même ne puisse les abolir. Aussi bien les Perses avaient coutume d’honorer leurs rois à l’égal des dieux, et pourtant ces rois n’avaient pas le pouvoir de révoquer les lois une fois établies, comme on le voit clairement par le chapitre V de Daniel ; et nulle part, que je sache, un monarque n’est élu d’une manière absolue sans certaines conditions expresses. Au surplus, il n’y a rien là qui répugne à la raison, ni qui soit contraire à l’obéissance absolue due au souverain ; car les fondements de l’État doivent être considérés comme les décrets éternels du Roi, de sorte que si le Roi vient à donner un ordre contraire aux bases de l’État, ses ministres lui obéissent encore en refusant d’exécuter ses volontés. C’est ce que montre fort bien l’exemple d’Ulysse. Les compagnons d’Ulysse, en effet, n’exécutaient-ils pas ses ordres, quand, l’ayant, attaché au mât du navire, alors que son âme était captivée par le chant des Sirènes, ils refusèrent de rompre ses liens, malgré l’ordre qu’il leur en donnait avec toute sorte de menaces ? Plus tard, il les remercia d’avoir obéi à ses premières recommandations, et tout le monde a reconnu là sa sagesse. A l’exemple d’Ulysse, les rois ont coutume d’instituer des juges pour qu’ils rendent la justice, et ne fassent aucune acception de personnes, pas même de la personne du Roi, dans le cas où le Roi viendrait à enfreindre le droit établi. Car les rois ne sont pas des dieux, mais des hommes, souvent pris au chant des Sirènes. Si donc toutes choses dépendaient de l’inconstante volonté d’un seul homme, il n’y aurait plus rien de fixe. Et par conséquent, pour constituer d’une manière stable le gouvernement monarchique, il faut que toutes choses s’y fassent en effet par le seul décret du Roi, c’est-à-dire que tout le droit soit dans la volonté expliquée du Roi, ce qui ne signifie pas que toute volonté du Roi soit le droit. (Voyez sur ce point les articles 3, 5 et 6 du précédent chapitre.)
2. Remarquez ensuite qu’au moment où on jette les fondements de l’État, il faut avoir l’œil sur les passions humaines ; car il ne suffit pas d’avoir montré ce qu’il faut faire, il s’agit d’expliquer comment les hommes, soit que la passion, soit que la raison les conduise, auront toujours des droits fixes et constants. Admettez un instant que les droits de l’État ou la liberté publique n’aient plus d’autre appui que la base débile des lois, non-seulement il n’y a plus pour les citoyens aucune sécurité, comme on l’a montré à l’article 3 du chapitre précédent, mais l’État est sur le penchant de sa ruine. Or il est certain qu’il n’y a pas de condition plus misérable que celle d’un État excellent qui commence à chanceler, à moins qu’il ne tombe d’un seul coup, d’un seul choc, et ne se précipite dans la servitude (ce qui semble impossible). Et par conséquent il serait préférable pour les sujets de transférer absolument leur droit à un seul homme que de stipuler des conditions de liberté incertaines et vaines ou parfaitement inutiles, et de préparer ainsi le chemin à leurs descendants vers la plus cruelle des servitudes. Mais si je parviens à montrer que les fondements du gouvernement monarchique, tels que je les ai décrits dans le précédent chapitre, sont des fondements solides et qui ne peuvent être détruits que par l’insurrection armée de la plus grande partie du peuple, si je fais voir qu’avec de tels fondements la paix et la sécurité sont assurées à la multitude et au Roi, ne m’appuyant d’ailleurs pour cette démonstration que sur la commune nature humaine, personne alors ne pourra douter que ces fondements ne soient vrais et excellents, comme cela résulte déjà avec évidence de l’article 9 du chapitre III et des articles 3 et 8 du chapitre précédent. Voici ma démonstration, que je tâcherai de rendre la plus courte possible.
3. Que ce soit le devoir de celui qui tient l’autorité de connaître toujours la situation et la condition de l’empire, de veiller au salut commun et de faire tout ce qui est utile au plus grand nombre, c’est un principe qui n’est contesté de personne. Mais comme un seul homme ne peut pas regarder à tout, ni avoir toujours l’esprit présent et disposé à la réflexion, comme, en outre, la maladie, la vieillesse et d’autres causes l’empêchent souvent de s’occuper des affaires publiques, il est nécessaire que le monarque ait des conseillers qui connaissent la situation des affaires, aident le Roi de leurs avis et agissent souvent à sa place, de telle sorte qu’une seule et même âme dirige toujours le corps de l’État.
4. Or la nature humaine étant ainsi faite que chaque individu recherche avec la plus grande passion son bien particulier, regarde comme les lois les plus équitables celles qui lui sont nécessaires pour conserver et accroître sa chose, et ne défend l’intérêt d’autrui qu’autant qu’il croit par là même assurer son propre intérêt, il s’ensuit qu’il faut choisir des conseillers dont les intérêts particuliers soient liés au salut commun et à la paix publique. Et par conséquent il est évident que si on choisit un certain nombre de conseillers dans chaque genre ou classe de citoyens, toutes les mesures qui dans une assemblée ainsi composée auront obtenu le plus grand nombre de suffrages seront des mesures utiles à la majorité des sujets. Et quoique cette assemblée, formée d’une si grande quantité de membres, doive en compter beaucoup d’un esprit fort peu cultivé, il est certain toutefois que tout individu est toujours assez habile et assez avisé, quand il s’agit de statuer sur des affaires qu’il a longtemps pratiquées avec une grande passion. C’est pourquoi, si l’on n’élit pas d’autres membres que ceux qui auront exercé honorablement leur industrie jusqu’à cinquante ans, ils seront suffisamment capables de donner leurs avis sur des affaires qui sont les leurs, surtout si dans les questions d’une grande importance on leur donne du temps pour réfléchir. Ajoutez à cela qu’il s’en faut de beaucoup qu’une assemblée, pour être composée d’un petit nombre de membres, n’en renferme pas d’ignorants. Au contraire, elle est formée en majorité de gens de cette espèce, par cette raison que chacun y fait effort pour avoir des collègues d’un esprit épais qui votent sous son influence, et c’est ce qui n’arrive pas dans les grandes assemblées.
5. Il est certain d’ailleurs que chacun aime mieux gouverner qu’être gouverné. Personne, en effet, comme dit Salluste, ne cède spontanément l’empire à un autre 1. Il suit de là que la multitude entière ne transférerait jamais son droit à un petit nombre de chefs ou à un seul, si elle pouvait s’accorder avec elle-même, et si des séditions ne s’élevaient pas à la suite des dissentiments qui partagent le plus souvent les grandes assemblées. Et en conséquence la multitude ne transporte librement aux mains du Roi que cette partie de son droit qu’elle ne peut absolument pas retenir en ses propres mains, c’est-à-dire la terminaison des dissentiments et l’expédition rapide des affaires. Aussi arrive-t-il souvent qu’on élit un Roi à cause de la guerre, parce qu’en effet avec un Roi la guerre se fait plus heureusement. Grande sottise assurément de se rendre esclaves pendant la paix pour avoir voulu faire plus heureusement la guerre, si toutefois la paix est possible dans un État où le pouvoir souverain a été transféré, uniquement en vue de la guerre, à un seul individu, où par conséquent ce n’est que pendant la guerre que cet individu peut montrer sa force et tout ce que gagnent les autres à se concentrer en lui. Tout au contraire le gouvernement démocratique a cela de particulier que sa vertu éclate beaucoup plus dans la paix que dans la guerre. Mais par quelque motif que l’on élise un Roi, il ne peut, comme nous l’avons dit, savoir à lui tout seul tout ce qui est utile à l’État. Et c’est pour cela qu’il est nécessaire, ainsi qu’on l’a précédemment fait voir, qu’il ait beaucoup de citoyens pour conseillers. Or comme on ne peut comprendre que dans la délibération d’une affaire il y ait quelque chose qui échappe à un si grand nombre d’esprits, il s’ensuit qu’en dehors de tous les avis donnés dans le Conseil et soumis an Roi, il ne s’en trouvera aucun de vraiment utile au salut du peuple. Par conséquent, comme le salut du peuple est la suprême loi ou le droit suprême du Roi, il s’ensuit que le droit du Roi, c’est de choisir un avis parmi ceux qu’a émis le Conseil, et non pas de rien résoudre et de s’arrêter à un avis contre le sentiment de tout le Conseil (voyez l’article 25 du chapitre précédent). Maintenant si l’on devait soumettre au Roi sans exception tous les avis proposés dans le Conseil, il pourrait arriver que le Roi favorisât toujours les petites villes qui ont le moins grand nombre de suffrages. Car, bien qu’il soit établi par une loi du Conseil que les avis sont déclarés sans désignation de leurs auteurs, ceux-ci auront beau faire, il en transpirera toujours quelque chose. Il faut donc établir que tout avis qui n’aura pas réuni cent suffrages, pour le moins, sera considéré comme nul, et les principales villes devront défendre cette loi avec la plus grande énergie.
6. Ce serait présentement le lieu, si je ne m’appliquais à être court, de montrer les autres grands avantages d’un tel Conseil. J’en montrerai du moins un qui semble de grande conséquence, c’est qu’il est impossible de donner à la vertu un aiguillon plus vif que cette espérance commune d’atteindre le plus grand honneur ; car l’amour de la gloire est un des principaux mobiles de la vie humaine, comme je l’ai amplement fait voir dans mon Éthique 2.
7. Que la majeure partie de notre Conseil n’ait jamais le désir de faire la guerre, mais qu’au contraire elle soit toujours animée d’un grand zèle et d’un grand amour de la paix, c’est ce qui paraît indubitable. Car, outre que la guerre leur fait toujours courir le risque de perdre leurs biens avec la liberté, il y a une autre raison décisive, c’est que la guerre est coûteuse et qu’il faudra y subvenir par de nouvelles dépenses ; ajoutez que voilà leurs enfants et leurs proches, lesquels en temps de paix sont tous occupés de soins domestiques, qui seront forcés pendant la guerre de s’appliquer au métier des armes et de marcher au combat, sans espoir de rien rapporter au logis que des cicatrices gratuites. Car, comme nous l’avons dit à l’article 30 du précédent chapitre, l’armée ne doit recevoir aucune solde, et puis (article 10 du même chapitre) elle doit être formée des seuls citoyens.
8. Une autre condition de grande importance pour le maintien de la paix et de la concorde, c’est qu’aucun citoyen n’ait de biens fixes (voyez l’article 12 du chapitre précédent). Par ce moyen, tous auront à peu près le même péril à craindre de la guerre. Tous en effet se livreront au commerce en vue du gain et se prêteront mutuellement leur argent, pourvu toutefois qu’à l’exemple des anciens Athéniens on ait interdit à tout citoyen par une loi de prêter à intérêt à quiconque ne fait pas partie de l’État. Tous les citoyens auront donc à s’occuper d’affaires qui seront impliquées les unes dans les autres ou qui ne pourront réussir que par la confiance réciproque et par le crédit ; d’où il résulte que la plus grande partie du Conseil sera presque toujours animée d’un seul et même esprit touchant les affaires communes et les arts de la paix. Car, comme nous l’avons dit à l’article 4 du présent chapitre, chacun ne défend l’intérêt d’autrui qu’autant qu’il croit par là même assurer son propre intérêt.
9. Que personne ne se flatte de pouvoir corrompre le Conseil par des présents. Si, en effet, on parvenait â séduire un ou deux conseillers, cela ne servirait à rien, puisqu’il est entendu que tout avis qui n’aura pas réuni pour le moins cent suffrages sera nul.
10. Il est également certain que le Conseil une fois établi, ses membres ne pourront être réduits à un nombre moindre. Cela résulte en effet de la nature des passions humaines, tous les hommes étant sensibles au plus haut degré à l’amour de la gloire, et tous aussi espérant, quand ils ont un corps sain, pousser leur vie jusqu’à une longue vieillesse. Or, si nous faisons le calcul de ceux qui auront atteint réellement l’âge de cinquante ou soixante ans, et si nous tenons compte, en outre, du grand nombre de membres qui sont élus annuellement, nous verrons que parmi les citoyens qui portent les armes, il en est à peine un qui ne nourrisse un grand espoir de s’élever à la dignité de conseiller ; et par conséquent, tous défendront de toutes leurs forces l’intégrité du Conseil. Car il faut remarquer que la corruption est aisée à prévenir, quand elle ne s’insinue pas peu à peu. Or comme c’est une combinaison plus simple et moins sujette à exciter la jalousie, de faire élire un membre du Conseil dans chaque famille que de n’accorder ce droit qu’a un petit nombre de familles ou d’exclure celle-ci ou celle-là, il s’ensuit (par l’article 15 du chapitre précédent) que le nombre des conseillers ne pourra être diminué que si on vient à supprimer tout à coup un tiers, un quart ou un cinquième de l’assemblée, mesure exorbitante et par conséquent fort éloignée de la pratique commune. Et il n’y a pas à craindre non plus de retard ou de négligence dans l’élection ; car en pareil cas, nous avons vu que le Conseil lui-même élit à la place du Roi (article 16 du chapitre précédent).
11. Le Roi donc, soit que la crainte de la multitude le fasse agir ou qu’il veuille s’attacher la plus grande partie de la multitude armée, soit que la générosité de son cœur le porte à veiller à l’intérêt public, confirmera toujours l’avis qui aura réuni le plus de suffrages, c’est-à-dire (par l’article 5 du précédent chapitre) celui qui est le plus utile à la majeure partie de l’État. Quand des avis différents lui seront soumis, il s’efforcera de les mettre d’accord, si la chose est possible, afin de se concilier tous les citoyens ; c’est vers ce but qu’il tendra de toutes ses forces, afin qu’on fasse l’épreuve, dans la paix comme dans la guerre, de tout ce qu’on a gagné à concentrer les forces de tous dans les mains d’un seul. Ainsi donc le Roi s’appartiendra d’autant plus à lui-même et sera d’autant plus roi qu’il veillera mieux au salut commun.
12. Le Roi ne peut, en effet, à lui seul, contenir tous les citoyens par la crainte ; sa puissance, comme nous l’avons dit, s’appuie sur le nombre des soldats, et plus encore sur leur courage et leur fidélité, vertus qui ne se démentent jamais chez les hommes, tant que le besoin, honnête ou honteux, les tient réunis. D’où il arrive que les rois ont coutume d’exciter plus souvent les soldats que de les contenir, et de dissimuler plutôt leurs vices que leurs vertus ; et on les voit la plupart du temps, pour opprimer les grands, rechercher les gens oisifs et perdus de débauche, les distinguer, les combler d’argent et de faveurs, leur prendre les mains, leur jeter des baisers, en un mot, faire les dernières bassesses en vue de la domination. Afin donc que les citoyens soient les premiers objets de l’attention du Roi et qu’ils s’appartiennent à eux-mêmes autant que l’exige la condition sociale et l’équité, il est nécessaire que l’armée soit composée des seuls citoyens et que ceux-ci fassent partie des Conseils. C’est se mettre sous le joug, c’est semer les germes d’une guerre éternelle que de souffrir que l’on engage des soldats étrangers pour qui la guerre est une affaire de commerce et qui tirent leur plus grande importance de la discorde et des séditions.
13. Que les conseillers du Roi ne doivent pas être élus à vie, mais pour trois, quatre ou cinq ans au plus, c’est ce qui est évident, tant par l’article 10 que par l’article 9 du présent chapitre. Si, en effet, ils étaient élus à vie, outre que la plus grande partie des citoyens pourrait à peine espérer cet honneur, d’où résulterait une grande inégalité, et par suite l’envie, les rumeurs continuelles et finalement des séditions dont les rois ne manqueraient pas de profiter, dans l’intérêt de leur domination, il arriverait en outre que les conseillers, ne craignant plus leurs successeurs, prendraient de grandes licences en toutes choses, et cela sans aucune opposition du Roi. Car, plus ils se sentiraient odieux aux citoyens, plus ils seraient disposés à se serrer autour du Roi, et à se faire ses flatteurs. A ce compte un intervalle de cinq années paraît encore trop long, cet espace de temps pouvant suffire pour corrompre par des présents ou des faveurs la plus grande partie du Conseil, si nombreux qu’il soit, et par conséquent le mieux sera de renvoyer chaque année deux membres de chaque famille pour être remplacés par deux membres nouveaux (je suppose qu’on a pris dans chaque famille cinq conseillers), excepté l’année où le jurisconsulte d’une famille se retirera et fera place à un nouvel élu.
14. Il semble qu’aucun roi ne puisse se promettre autant de sécurité qu’en aura le Roi de notre État. Car outre que les rois sont exposés à périr aussitôt que leur armée ne les défend plus, il est certain que leur plus grand péril vient toujours de ceux qui leur tiennent de plus près. A mesure donc que les conseillers seront moins nombreux, et partant plus puissants, le Roi courra un plus grand risque qu’ils ne lui ravissent le pouvoir pour le transférer à un autre. Rien n’effraya plus le roi David que de voir que son conseiller Achitophal avait embrassé le parti d’Absalon 3. Ajoutez à cela que lorsque l’autorité a été concentrée tout entière dans les mains d’un seul homme, il est beaucoup plus facile de la transporter en d’autres mains. C’est ainsi que deux simples soldats entreprirent de faire un empereur, et ils le firent 4. Je ne parle pas des artifices et des ruses que les conseillers ne manquent pas d’employer dans la crainte de devenir un objet d’envie pour le souverain naturellement jaloux des hommes trop en évidence ; et quiconque a lu l’histoire ne peut ignorer que la plupart du temps ce qui a perdu les conseillers des rois, c’est un excès de confiance, d’où il faut bien conclure qu’ils ont besoin, pour se sauver, non pas d’être fidèles, mais d’être habiles. Mais si les conseillers sont tellement nombreux qu’ils ne puissent pas se mettre d’accord pour un même crime, si d’ailleurs ils sont tous égaux et ne gardent pas leurs fonctions plus de quatre ans, ils ne peuvent plus être dangereux pour le Roi, à moins qu’il ne veuille attenter à leur liberté et qu’il n’offense par là tous les citoyens. Car, comme le remarque fort bien Perezius 5, l’usage du pouvoir absolu est fort périlleux au prince, fort odieux aux sujets, et contraire à toutes les institutions divines et humaines, comme le prouvent d’innombrables exemples.